Rencontre avec Eric Ntumba, Une vie après le Styx (l’interview)
Ce n’est pas un secret, ma lecture d’Une vie après le Styx m’a énormément marquée. Et tout récemment, Eric Ntumba, l’auteur, a reçu le prix Makomi* du Pole Eunic (les instituts culturels européens basés en République démocratique du Congo) pour cette 1ère oeuvre. Il a accepté en exclusivité de m’accorder une interview, que je subdiviserai en 2 parties
Mwana Molokai: Bonjour Eric
Eric Ntumba: Bonjour Larissa
MM: A la clôture de la fête du livre de Kinshasa, tu as reçu le prix Makomi du Pole Eunic. Comment te sens-tu après avoir reçu ce prix?
EN: Ça m’a fait une grande émotion de recevoir ce prix. Je savais que j’avais des chances mais je n’étais pas sûr de gagner. Emotion doublée par le fait que sur 30 auteurs en lice, il m’a été accordé à l’unanimité. Donc voilà, pour moi c’est la joie de cette reconnaissance, et surtout la capacité à faire que ce roman soit lu surtout à l’Est de la RDC- d’ailleurs j’ai dédié ce prix à toutes les victimes de cette guerre qui n’a que trop duré.
MM: Premier roman, première récompense. Cela t’inspire-t-il à donner plus pour l’avenir?
EN: Ça fait chaud au cœur. On repense à toutes ces heures et tous ces instants de travail. Oui, cela m’inspire. J’ai déjà des idées qui trottent, mais je ne sais pas vraiment quand je serai en mesure de les pondre, mais effectivement c’est un appel à continuer et on va essayer de rester fidèle à ce niveau de performance. Maintenant, le travail recommence, il faut reprendre la plume et recommencer par la toute première page.
MM: Parlons de toi. Comment passe-t-on de banquier à romancier?
EN: Si on regarde dans la chronologie, je crois qu’on devrait la poser de manière inverse. Je pense que j’ai commencé à écrire avant de devenir banquier. Bon, écrire de la poésie, principalement des textes comme ça, j’ai toujours un peu écrit. Maintenant, comment passe-t-on de l’activité à temps plein dans le cadre d’un travail de banque à celui d’une écriture romanesque? Il faut dire que c’est vrai qu’on n’a pas beaucoup de temps, mais je m’efforce toujours de lire ou d’écrire sur des sujets qui n’ont rien à voir avec mon travail immédiat.
À l’université c’était plus lire, donc je passais du temps à lire sur des sujets qui n’avaient même rien à voir avec ce que j’étudiais. Et il s’est fait qu’au bout d’un moment, j’ai commencé à publier des choses en étant à la banque, mais qui n’avaient rien à voir avec la banque. C’est une manière pour moi de garder l’équilibre et je crois que le roman s’est un peu inscrit dans cette veine-là. Après, on essaye d’utiliser les heures perdues, les moments de tension. Parfois, pour moi, écrire, c’est un exutoire. Ça permet de me libérer. C’est un moment où je déstresse aussi énormément. Donc, je crois que c’est un peu ça qui a fait que je suis passé de la banque à l’écriture ou vice versa.
MM: Tu as écrit sur une réalité qui existe au Congo, celle des viols et de l’esclavage sexuel en temps de guerre, qu’est ce qui t’a amené à écrire sur cette réalité?
EN: Alors, je pense que ce qui m’a décidé à écrire au bout d’un moment, c’était le cycle des atrocités, surtout dans leur récurrence.Quand les choses arrivent une fois, il y a beaucoup d’émotion. Il y a beaucoup de réactions spontanées, légitimes. Et puis après, on passe à autre chose. Mais quand les choses se répètent, se répètent, et que l’indignation, finalement, fait place à de l’indifférence, moi, je crois que c’est cette normalisation, cette banalisation de crimes aussi graves, qui m’a poussé à vouloir les consigner. Je me suis posé la question de savoir: dans 50 ans, dans 100 ans, qu’est-ce-qu’ il en restera?
On sera passé par l’émotion, “Je suis Goma”, “Je suis Béni”. On aura fait notre travail de deuil plutôt rapide sur les réseaux sociaux. Mais qu’est-ce qu’il en restera? Alors, je me suis rappelé que moi-même, j’ai découvert certaines choses en lisant des livres qui n’étaient pas forcément des livres scientifiques. Par exemple, j’ai découvert moi les épopées napoléoniennes en lisant Tolstoï qui donnait son point de vue de Russe. Moi, petit Congolais, je suis tombé sur un bouquin deux cents ans après.
Ça a suscité mon intérêt sur la période napoléonienne et j’ai commencé à faire un travail de recherche historique. Je sais aussi que le voile a été levé sur les atrocités de l’époque de l’État indépendant du Congo avec Léopold II grâce à l’œuvre littéraire de Conrad, “Au coeur des ténèbres”, et qui pousse aujourd’hui encore des gens congolais ou pas, à revenir vers cette période trouble de notre histoire et à chercher les ressorts.
Et donc, voilà, je me suis dit que le meilleur moyen pour moi de contribuer à ce que cette période ne passe pas dans l’oubli serait de jeter une balise, une balise historique, pour qu’un jour les gens y reviennent et que des gens sachent ce qui s’est passé sur cette terre.
Voilà donc un peu comme j’ai pris l’habitude de le dire. C’était aussi ma manière à moi de faire, de rendre hommage à ces victimes à travers un cimetière de mots. Le roman est intemporel et au moins, ça me permettait d’aborder des sujets difficiles sans forcément dégager des responsabilités, en se protégeant un peu derrière le voile de la fiction, mais en les abordant quand même.
MM: Justement on s’attendait à un livre scientifique, et on a droit à un roman de fiction. C’est une façon de te protéger ou c’était plus facile?
EN: Je pense que non. La fiction est plus difficile. Le roman est plus difficile que la littérature scientifique, car en tout cas, pour avoir fait les deux, pour la littérature scientifique, on fait une revue de l’existant, on pose des hypothèses. On les teste parfois contre des données empiriques, parfois par rapport à son intuition. Et puis, on propose un chemin qui est basé sur tous nos enrichissements précédents et du travail aussi, des contributions des autres. Pour le roman, on part ex nihilo.
Certes, on est nourri par un stimulus qui vient de ce qu’on vit et de ce qu’on connaît. Mais c’est quand même de la création ex nihilo et je trouve que l’œuvre littéraire, romanesque ou poétique est beaucoup plus difficile que l’œuvre scientifique parce que c’est une œuvre de création. Maintenant, il m’est arrivé d’écrire sur l’Afrique des Grands Lacs de manière scientifique, notamment. Mon master de fin d’études, qui a été publié en 2011 aux Editions Universitaires européennes, portait déjà sur ce que j’avais appelé le processus des Grands Lacs comme voie de sortie de la crise sécuritaire régionale.
De ce point de vue-là, j’avais fait mon travail de documentation et d’analyse de ce qui se passait et de ce qui se faisait dans la région sur ce domaine. Maintenant, le roman, pour moi, oui, ça a permis une forme de distance entre l’objet et le sujet traité et les responsabilités de l’heure surtout que lorsqu’on regarde l’histoire récente ou un peu plus lointaine du Congo, il y a encore beaucoup de gens impliqués. Heureusement, certains commencent à être condamnés, comme les Bosco Ntaganda, mais il y a encore beaucoup de gens qui sont aux responsabilités et prendre la distance du roman, c’est peut être éviter de pointer forcément directement du doigt tout en parlant du problème.
MM: On a comparé ton livre à Une si longue lettre de Mariama Ba parce qu’il est écrit dans le style épistolaire. Est-ce-que d’une certaine façon, (parce que tu y fais mention dans le livre), est-ce-que d’une certaine façon, tu t’en es inspiré?
EN: Oui, oui, directement. En tout cas dans le choix du style. Moi, j’ai découvert Mariama Ba, je devais avoir 15 ans et j’ai adoré son roman Une si longue lettre. Elle a écrit deux romans. D’ailleurs, elle a aussi écrit Un chant écarlate. Un chant écarlate, c’est écrit de manière linéaire. Très beau roman aussi, mais qui m’a moins frappé qu’Une si longue lettre. Je pense que c’est la première fois pour moi de découvrir le style épistolaire. Et ce que j’ai adoré dans le style épistolaire, c’est la flexibilité. On n’a pas besoin de garder un cap certain. On peut passer d’une scène à l’autre. On peut passer d’un moment à l’autre sans forcément être obligé de faire une transition. Donc oui, le clin d’œil est direct.
L’inspiration est réelle. Et oui, je crois que la lecture de Mariama Ba a changé ma façon de voir la littérature africaine parce qu’un peu comme j’aime à le dire, c’est quelqu’un qui a réussi à faire de la littérature africaine et pas de la littérature pour l’Afrique. Généralement, on a des gens qui font de la littérature pour l’Afrique un peu au rabais, un peu comme s’il fallait tout mettre en français facile. Moi, je trouve que Mariama Ba, en tout cas sur ces deux livres et sa façon de faire, a toujours voulu que notre façon d’écrire tutoie la façon d’écrire des plus grands sur n’importe quel continent. Et oui, je crois qu’elle est partie un peu tôt. On aurait surement eu d’autres chefs d’œuvre de sa part.
(A suivre)
*Makomi veut dire “écrits” en lingala. Ce prix veut promouvoir le secteur littéraire congolais et faire émerger de nouveaux talents.
2 Comments
Sandy Amazone
Rien qu’en découvrant par cette interview que le style de son roman est épistolaire comme celui de Mariama Bâ,un de mes modèles en littérature me donne vraiment envie de lire Une vie après le Styx.🤗🤗
ladiak
A lire vraiment, surprenant et plein d’émotions